Funding loss – Le juge a-t-il les mains liées lorsqu’il requalifie un contrat de crédit ?

L’indemnité réclamée lors du remboursement anticipé d’un prêt ne peut pas dépasser 6 mois d’intérêts.

Le principal argument développé par les banques pour échapper à cette limitation est de soutenir que le crédit qui est remboursé constitue une ouverture de crédit et non un prêt.

Dans certains cas, la banque ajoute que le contrat litigieux est expressément dénommé « ouverture de crédit ».

Elle soutient alors qu’il n’est permis au juge de s’écarter de la qualification qui a été donnée par les parties (en pratique par la banque) à la convention qu’à la condition de déceler dans le contrat ou dans son exécution des éléments qui sont « radicalement incompatibles » avec la qualification d’ouverture de crédit.

C’est en effet ce qu’écrivent plusieurs éminents auteurs de doctrine (voy. not. P. WERY, Droit des obligations, Volume 1, Théorie générale du contrat, Bruxelles, Larcier 2010).

Cet argument peut être écarté d’un revers de la main lorsque le contrat de crédit présente certaines caractéristiques.

Il ressort en effet des arrêts du 27 avril 2020 et du 18 juin 2020 de la Cour de cassation que le fait (1) que les parties ont voulu d’emblée que l’intégralité du montant mis à disposition du crédité soit prélevée, (2) que le crédité était obligé d’utiliser le crédit ou (3) qu’il n’avait pas la possibilité de prélever les fonds en plusieurs fois sont des caractéristiques « radicalement incompatibles » avec le contrat d’ouverture de crédit.

Si le contrat présente l’une ou plusieurs de ces caractéristiques, le juge devra donc écarter la qualification d’ouverture de crédit choisie par les parties.

En revanche, il est possible que le contrat ne présente pas d’éléments « radicalement incompatibles » avec l’ouverture de crédit, mais que le crédité estime tout de même que le contrat est un prêt et non une ouverture de crédit.

Pour le dire autrement, il arrive que le crédité invoque des éléments qu’il estime être caractéristiques d’un prêt, sans être pour autant être « radicalement incompatibles »  avec le contrat d’ouverture de crédit.

On relève plusieurs exemples dans la jurisprudence : le fait que le crédit ait été accordé pour une utilisation bien déterminée, que les fonds n’aient été remis qu’après la production de certains documents, la brièveté de la période de prélèvement, la débition d’une indemnité en l’absence de prélèvement des fonds, le plan selon lequel les fonds devaient être remboursés, etc….

Qu’en est-il alors ?

Le juge a-t-il les mains liées par la qualification d’ouverture de crédit donnée au contrat par les parties ?

Ou peut-il retenir une autre qualification en considération de ces éléments ?

Plusieurs auteurs (dont certains font autorité) et de nombreuses décisions de jurisprudence tranchent cette question en énonçant qu’il n’est pas permis au juge de s’écarter de la qualification (d’ouverture de crédit dans notre cas) retenue par les parties.

C’est l’enseignement qu’ils déduisent de certains arrêts rendus au fil des années par notre Cour de cassation selon lesquels « lorsque les éléments soumis à son appréciation ne permettent pas d’exclure la qualification donnée par les parties à la convention qu’elles ont conclue, le juge du fond ne peut y substituer une qualification différente ».

A mon estime, cette réponse ne tient toutefois pas suffisamment compte de l’évolution de la jurisprudence de notre Cour de cassation en matière d’office du juge.

Ou pour l’écrire autrement, l’enseignement que ces auteurs et ces juridictions retirent de la formule retranscrite ci-dessus ne tient pas suffisamment compte de l’enseignement dispensé par d’autres arrêts prononcés par notre Cour de cassation pour définir les pouvoirs et les devoirs du juge.

Je partage ainsi plutôt l’avis d’autres auteurs de doctrine, spécialistes de cette question, qui écrivent que cette formule ne vise pas le pouvoir du juge de s’écarter de la qualification retenue par les parties (office du juge), mais bien le contrôle que la Cour de cassation exerce sur la déduction que le juge tire des faits qu’il a constatés (contrôle marginal du raisonnement par lequel le juge requalifie la convention).

Ainsi, cette formule « n’a pas tant la portée d’une défense faite au juge de s’écarter de la qualification choisie par les parties sauf s’il décèle dans le contrat ou son exécution des éléments radicalement incompatibles avec la qualification adoptée. Elle a plutôt pour vocation principale de circonscrire le contrôle que la Cour de cassation consent à exercer sur le raisonnement qui a conduit le juge à adopter la qualification de son cru au détriment de la qualification choisie par les parties, ce qui ne la conduira à censurer la qualification retenue par le juge que si celle-ci est incompatible avec les éléments soumis à son appréciation » (J.-F. van Drooghenbroeck, « La requalification judiciaire du contrat et des prétentions qui en découlent », R.G.D.C., 2014/7).

Dans cette optique, lorsqu’un juge est amené à qualifier une convention, il a l’obligation de rechercher la qualification contractuelle appropriée (au regard des faits dont les parties ont tirés arguments), quitte à écarter la qualification choisie par les parties.

Le juge a en effet le devoir d’examiner et de retenir la qualification la plus appropriée, afin de pouvoir régler le litige conformément aux règles juridiques applicables.

Il n’est donc pas contraint de maintenir la qualification donnée à la convention par les parties en l’absence d’éléments « radicalement incompatibles » avec celle-ci : La qualification qu’il retient doit seulement être compatible avec les éléments soumis à son appréciation.

C’est ce qui me fait dire que le juge n’a pas les mains liées par la qualification retenue par les parties, même lorsque les éléments sur lesquels il se fonde pour écarter cette qualification ne sont pas « radicalement incompatibles » avec celle-ci.

Cette controverse sur la qualification judiciaire des conventions s’ajoute aux nombreuses controverses qui font des funding loss un contentieux – chronophage – à l’occasion duquel on s’ennuie rarement…

Laurent Frankignoul, avocat

Le 2 mars 2021

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