Dans le précédent article publié sur ce site, je vous ai exposé le régime particulier de partage des risques prévu par le Code de droit économique en cas de retraits effectués à l’aide d’une carte bancaire volée ou perdue.
Nous y avons vu que le plafond de 150 € qui limite la responsabilité du titulaire de la carte pour tous les montants prélevés avant la notification à CARD STOP ne trouvait pas à s’appliquer si ces retraits avaient pu être effectués en raison d’une « négligence grave » de sa part.
Fort bien. Mais qu’est-ce qu’une négligence grave ?
Le Code ne définit pas cette notion. Il précise seulement que le juge doit tenir compte de l’ensemble des circonstances de fait pour l’apprécier, et mentionne deux cas qui sont automatiquement constitutifs de négligence grave :
(1) Le fait de noter son code PIN, sous une forme aisément reconnaissable, sur la carte ou sur un objet ou un document conservé ou emporté avec celle-ci ;
(2) Le fait de ne pas avoir notifié à la banque ou à CARD STOP la perte ou le vol dès que son titulaire en a eu connaissance.
Pour le surplus, le juge devra examiner si le titulaire de la carte a bien utilisé celle-ci « conformément aux conditions régissant l’émission et l’utilisation de cet instrument », en prenant pour ce faire toutes les mesures raisonnables afin de préserver la sécurité de la carte et de son code PIN.
Si le juge estime que le titulaire de la carte n’a pas veillé à en préserver la sécurité, il devra alors décider si, dans le cas d’espèce qui lui est soumis, le manquement du titulaire de la carte peut être qualifié ou non de négligence grave.
A cet égard, si la notion de négligence grave n’est pas définie par le Code, il n’en reste pas moins que les termes légaux utilisés sont clairs : la négligence exigée est une négligence grave, c’est à dire une négligence qui est plus grave qu’une faute simple.
La Cour d’appel de Bruxelles a confirmé cette évidence dans une décision du 4 octobre 2005 en relevant que la constatation que la perte d’un portefeuille peut être la conséquence d’une imprudence n’est pas suffisante pour prouver l’existence d’une négligence grave ; les faits devant comporter de sérieuses indications d’une conservation négligente du portefeuille qui confine à une négligence grave (D.B.F.. 2006, p. 148).
Le tribunal de commerce de Mons s’est prononcé dans le même sens dans un jugement du 28 avril 2011 (R.D.C.-T.B.H. 2013/7, p. 598).
Certains auteurs rapprochent ainsi pertinemment le concept de négligence grave de celui de faute lourde, entendu comme une faute qui est à ce point excessive qu’elle ne se conçoit pas dans le chef d’une personne raisonnable.
Que nous apprend la jurisprudence publiée en la matière ?
Jugez plutôt :
(1) Dans une décision du 13 septembre 2005 (D.B.F., 2006, p. 145), la Cour d’appel de Bruxelles a décidé que la conservation d’une carte Visa dans un portefeuille, caché dans la boîte à gants d’un véhicule fermé à clé et stationné sur un parking public, ne constituait pas une négligence grave (elle précise même qu’en fonction des circonstances, le rangement d’une telle carte dans un véhicule verrouillé peut même présenter un moindre risque de perte et de vol que le fait de la porter sur soi).
(2) Dans un jugement du 7 juillet 2006, le juge de Paix du deuxième canton de Bruxelles a décidé « que laisser son sac, avec sa carte de crédit, accessible aux tiers dans une chambre d’hôpital dont on est censé s’absenter de temps à autre, est contraire aux règles de sécurité les plus élémentaires ; Que, certes, le juge doit tenir compte des circonstances personnelles mais que dans le cas d’espèce ni l’âge de la demanderesse ni le stress lié à l’intervention ne l’ont empêchée de mettre son argent liquide à l’abri dans le coffre de la clinique ; Qu’elle était donc consciente des risques de vol dans les hôpitaux; Qu’elle aurait dû mettre sa carte de crédit en sécurité au même titre que ses liquidités » (D.B.F., 2007/II, p. 134).
Le juge a ici procédé à une analyse concrète de la situation pour relever que le titulaire de la carte avait pris la peine de mettre son argent liquide, mais non sa carte de crédit, dans un coffre.
(3) Dans une décision du 28 avril 2011 (complétée d’une décision du 3 octobre 2011 rendue sur réouverture des débats), le tribunal de commerce de Mons a eu à apprécier l’existence d’une éventuelle négligence grave dans le chef d’un titulaire qui avait « introduit son code PIN alors qu’il était interpellé par la femme et que l’homme s’était placé à ses côtés ». Le tribunal a énoncé à cette occasion que « les conseils de prudence figurant en fin de règlement invitent le client à s’assurer de l’impossibilité d’être observé à son insu, par exemple en masquant le clavier de sa main. M. M. n’a manifestement pas respecté cette suggestion, sans quoi les voleurs n’auraient pu découvrir son code PIN. Il n’a donc pas respecté les conseils de prudence annexés au règlement (art. 1.a.1. du règlement). Dans le cas présent, M. M. a pu, de bonne foi, ne pas réaliser que les individus se trouvaient juste derrière lui au moment où il a introduit son code PIN. Ce n’est que lorsque la preuve est rapportée de ce que le titulaire de la carte a introduit son code bien qu’il ait remarqué qu’il était observé par une autre personne que l’on pourrait conclure à l’existence d’une négligence grave (…) Le tribunal estime dès lors qu’il s’agit certes d’une négligence mais pas d’une négligence grave » (R.D.C.-T.B.H. 2013/7, p. 598 et p. 604).
Dans cette décision, le tribunal rappelle ainsi que le fait qu’un tiers ait pu épier le Code PIN lorsque celui-ci était introduit par le titulaire de la carte ne constitue en soi aucune négligence grave ; il ne peut en être question que si le titulaire a introduit son code alors qu’il se savait (ou devait se savoir) espionné.
(4) Dans une décision du 23 juin 2011 (D.C.C.R. 2012, p. 120), la Cour d’appel de Bruxelles a estimé que constituait une négligence grave le fait de laisser des cartes bancaires sans surveillance dans une chambre d’hôtel de luxe alors que ce type d’établissement dispose généralement d’un coffre-fort et que le titulaire de la carte a constaté en quittant la chambre qu’une femme de chambre – dont il ne pouvait ignorer qu’elle dispose d’un passe-partout – se trouvait dans une chambre voisine.
Un peu sévère, et un brin suspicieux à l’égard des femmes de chambres sans doute.
Et… c’est déjà tout pour les décisions publiées (il y en a en effet fort peu).
Du coup je triche, et j’ajoute que dans une décision non publiée du 25 janvier 2012 (RG 11/1575/A), Le tribunal de première instance de Liège a jugé qu’il était possible que divers éléments pris isolément ne constituent pas une négligence grave, mais que la conjonction de l’ensemble de ces éléments permette d’établir que le titulaire d’un instrument de paiement a fait preuve d’une telle négligence.
Vous en voulez encore ?
Il nous faut alors nous tourner vers les avis de l’OMBUDSFIN.
Ce service de « médiation » du secteur financier, qui œuvre à la recherche d’une solution amiable entre une banque et son client, rend des avis non contraignant qui ne peuvent « avoir pour résultat de priver le consommateur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi », mais dans le cadre desquels « l’équité sera privilégiée par rapport aux règles juridiques strictes » (L.-M. HENRION, Dr.banc.fin. 2010/V, p. 284).
La valeur non contraignante de ces avis et la marge de manœuvre dont dispose ce service par rapport à l’application pure et simple de la loi invitent à en relativiser la portée interprétative, mais voyons tout de même.
Les décisions du Collège rendues en matière d’utilisation frauduleuse d’une carte sur la base des dispositions de la loi sur les services de paiement, depuis lors intégrées dans le Code de droit économique, ont fait l’objet de synthèses commentées par M.D. WEINBERGER dans la revue de Droit Bancaire et Financier.
L’auteur y relève notamment que le Collège a estimé, durant l’année 2013, qu’emportait une négligence grave le fait de laisser un portefeuille contenant des cartes de débit et de crédit, ainsi que des données d’identification, dans un sac déposé dans le compartiment à bagages situé en hauteur dans le wagon d’un train. Comme le relève l’auteur, l’abandon par l’utilisateur de tout contrôle sur ses instruments de paiement a été une circonstance déterminante de cet avis (avis 2012.1827 du 15 janvier 2013). Par contre, laisser son sac sur une chaise pendant une dizaine de secondes pour prendre un journal quelques mètres plus loin ne constitue pas une négligence grave pour le Collège (avis 2012.2580 du 16 avril 2013).
Au cours de l’année 2012, le collège a également énoncé que la seule circonstance qu’un utilisateur a déjà été victime d’une fraude par le passé ne suffit pas à établir qu’il a été négligent lors d’une fraude ultérieure (avis 2012.1308 du 20 novembre 2012), que le fait pour un utilisateur âgé de 88 ans de remettre sa carte de paiement à un escroc déguisé en policier n’était pas constitutif de négligence grave, une telle ruse étant assimilable à une ‘force irrésistible‘ générant une ‘légitime croyance‘ dans l’autorité représentée par un policier (avis 2011.1035 du 27 mars 2012) et que « dans la sphère privée de son appartement, le titulaire d’instruments de paiement peut les déposer où bon lui semble, pour autant que ses codes d’utilisation ne soient pas aisément identifiables. En cas de vol de ces instruments, l’utilisateur ne pourrait se voir reprocher une négligence grave que s’il a omis de prendre des mesures normales empêchant l’accès à son appartement par des tiers » (avis 2012.0229 du 17 avril 2012).
Durant l’année 2011, le Collège d’experts a énoncé que la négligence grave résultant du fait d’indiquer son code personnel sous une forme aisément reconnaissable sur la carte elle-même ou sur un objet ou un document conservé ou emporté avec elle est d’autant plus manifeste si la carte et ces données se trouvent dans un sac laissé ouvert sur la charrette d’un supermarché (Avis 2010.2337 du 15 février 2011) ; que constitue une négligence grave le fait, pour le titulaire dont la carte ne ressort pas d’un distributeur automatique, de recomposer son code à l’invitation d’un inconnu prétextant avoir déjà rencontré ce problème (Avis 2010.2236 du 15 février 2011) ; que par contre, des déclarations contradictoires faites à la police, par une personne âgée de 78 ans, relativement aux faits ou à leur séquence chronologique, n’emportait pas la preuve d’une négligence grave, quand bien même elles seraient contredites par les relevés automatisés produits par la banque, et que le fait que la carte a pu être utilisée très rapidement par le fraudeur, avec le code secret correct (en 2 minutes et 27 secondes), ne suffisait pas non plus à démontrer la négligence grave (Avis 2010.1872 du 15 février 2011) ; mais par contre que ni le grand âge du titulaire, ni le fait qu’il souffre de confusion spatio-temporelle, ne justifiaient qu’il remette ses cartes bancaire et de crédit, voire ses codes secrets, à des inconnus (Avis 2011.0479 du 13 septembre 2011).
Voilà pour ce qu’en dit l’OMBUDSFIN.
On relèvera pour terminer que la charge de la preuve d’une négligence grave incombe à la banque.
Pour rapporter la preuve de la négligence grave du titulaire de la carte, c’est-à-dire le plus souvent prouver qu’il a noté son code sur la carte ou l’a divulgué, la banque peut recourir au mode de preuve que constituent les présomptions, le juge tenant compte à cet égard de l’ensemble des circonstances de fait.
Le Code précise toutefois à cet égard qu’il ne suffit pas à la banque de relever que la carte a été utilisée à l’aide d’un code secret connu de son seul titulaire pour rapporter la preuve d’une négligence grave.
L’exercice probatoire auquel doit se livrer la banque n’est donc pas aisé… il se fera en général sur la base de la déclaration de vol ou de perte de la carte que doit faire son titulaire à CARD STOP.
Si cette déclaration ne permet pas d’établir une négligence grave, la preuve exigée de la banque lui est en pratique très difficile, voire parfois impossible.
En mettant la charge de la preuve sur les épaules de la banque, le Code fait en réalité reposer sur elle, lorsque la preuve exigée ne pourra pas être rapportée en pratique, le risque même de la fraude opérée par le voleur de la carte ou par la personne l’ayant trouvée.
Laurent Frankignoul, avocat
Le 23 octobre 2015